Article les 7 du Québec

MOI, JE RESTE — HISTOIRE D’UN DEUIL
(Anna Louise Fontaine)
Publié le 2 avril 2022 par Ysengrimus
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Anna Louise Fontaine

On m’a souvent dit que j’avais du talent pour la chute des poèmes, les mots de la fin. Ainsi, je voudrais terminer cette histoire d’amour en beauté. Que tous sachent qu’elle n’a rien de banal  (p. 101).

YSENGRIMUS — Dans ce dense ouvrage, son quatrième, Anna Louise Fontaine est fermement décidée à prendre en charge son discours et ce, sans artifice. Le moment est venu de prendre la parole. Pas pour les autres. Pas pour revendiquer la justice sociale et dénoncer la folie du système. Non! Pour m’exprimer. Sans craindre de ne pas être acceptable. Avec mon ombre et ma lumière. Sans avoir peur d’être jugée ou rejetée. Monstrueuse ou insignifiante. D’être trop ou pas assez (p. 80). Elle se formule enfin ici, la décision explicite de prendre ses distances avec les contraintes de conformité factuelle et interpersonnelle et d’assumer enfin que les choses se disent et s’écrivent dans l’angle, et sous un point de vue, et selon les perspectives d’une sensibilité actualiste qui vibre subjectivement. De toute façon, tout le monde se raconte des histoires (p. 169). Une telle option ne libère pas nécessairement l’autrice de la sensibilité de ses lecteurs et lectrices ou de leur regard. Effectivement, il est très important, pour l’écrivaine en crise, de communiquer ce qui se passe, de se formuler à travers le canal de ses ressentis et de dire ce qui doit être dit, frontalement, même si c’est douloureux. Il y a là une aspiration très profonde, devant laquelle commence même à se dégager un certain regard critique. Peut-être est-ce que je projette mon propre désir. J’avoue écrire pour les autres. Qu’ils sachent que leur aventure n’est pas si différente de la mienne. Si les quelques réponses que j’ai pu trouver peuvent leur servir, ne serait-ce qu’à ne pas se sentir seul, je n’aurai pas écrit en vain. S’ils se reconnaissent dans mes paroles, ils douteront peut-être moins d’eux-mêmes (p. 103). Nous sommes bel et bien dans une situation où des choses ardues seront dites et ce, d’une manière difficile. Le développement est principalement en prose, une prose très sobre, très sentie. La phrase est courte, limpide, sûre. Il y a bien quelques poèmes qui émaillent la présentation, mais ceux-ci ne sont pas aussi déterminants que dans les autres ouvrages de l’autrice. Le prosaïque domine ici. Tenons-nous le pour dit.

On nous présente, dans cet ouvrage, la mise en place journalière des étapes inexorables d’un deuil. Le résultat ultime sera la conquête d’une paix intérieure, l’accession à une sérénité. Voilà. C’est donc à l’émergence cuisante et acide d’un bien être post-mortem qu’on nous convie. Cher Charles, cette fois-ci je ne compte pas me rebiffer. J’accepte ta mort, tout comme le temps qu’on a vécu ensemble. Et je danse sur la musique du présent. Je me sens vivre si fort que je n’ai plus peur de la mort. Je me libère de tout ce qui m’enchaînait. Je prends mon envol comme un cerf-volant quittant les mains qui voulaient le diriger. Je vais danser dans le vent, avec sa brise. Je me libère de la mort, parce qu’elle n’est que la peur de vivre (p. 248). Tout est dit. Rien ne s’esquive. Simplement, le fait est que ce bien-être post-mortem devra s’acquérir de haute lutte. En réalité, il y aura un chemin extrêmement douloureux et sensible à parcourir. Ce sera long, durable, contraignant. Il faudra se donner le temps de stabiliser un résultat perceptuel et émotionnel pas du tout évident, au départ. Se donner tout le temps. Mais le temps prend son temps (p. 208). On évoque le conjoint ayant partagé la vie de l’autrice pendant quinze ans. Charles, c’est un vieil ami. C’est pas nécessairement le premier partenaire de vie et c’est un personnage qui, comme l’autrice elle-même, révèle des caractéristiques sociologiques dument stabilisées. Les deux émanent d’un univers calmement imbu de confort émotionnel… justement, cette tranquillité acquise qui s’effiloche subitement, avec la proximité de la mort. Charles et moi sommes issus du même piège qui nous a valorisés avant que nous ayons pu découvrir notre propre valeur (p. 34). Même s’il est jeune en temps réel, on a ici affaire de fait à un couple âgé, un couple étant subrepticement entré dans le campement bien connu des accommodements et des ajustements. Nous sommes dans ces mondes et dans ces temps où aimer, désormais, c’est… accepter d’aimer. J’avais accepté de l’aimer malgré ses travers et ma place à négocier chaque jour. Je me fichais pas mal du regard d’autrui, des revendications féministes et des jugements psychanalytiques. Comme son ex, je l’aimais malgré moi, malgré tout (p. 169). On en vient vite à sentir que l’autrice vit, en fait, un certain nombre de problèmes procédant de la perte de soi et de l’absorption par l’autre, à l’intérieur de ce couple. La personnalité du susdit Charles était certainement densément présente et assez envahissante. Or, soudain, tout à coup, cette persona mirifique, elle se craquèle et s’effiloche, avec la proximité de la mort et l’effet corrosif de la maladie qui la ronge. Cela entraîne un ensemble de questionnements qui touchent à la fois le rapport de couple et la vie personnelle de l’autrice. Où est ma vie à moi? Il m’arrive même de me demander si je l’aime encore. Qu’est-ce qu’aimer signifie dans ce contexte? Être au service de l’autre? Répondre à ses désirs, alors que je ne suis plus attentive aux miens? L’impatience me guette. La honte aussi, de faire passer mes besoins avant les derniers souhaits d’un mourant (p. 124). Indubitablement, ici, en cette crise de fin de vie, on perd ses repères conventionnels et on en vient à entrer, assez frontalement, dans des questionnements, notamment au sujet de cette curieuse merveille fripée et problématique que prétend, toujours un peu malgré nous, être l’amour. Je ne me rappelle plus ce que j’aimais de lui. Je me demande parfois si celui que j’aime n’est pas déjà mort et ce que je fais là, à répondre aux exigences d’un pauvre dément. La maladie n’a pas seulement pris son énergie et sa santé, elle m’a volé mon amoureux. Ce soir, je suis bien triste. Notre histoire m’échappe. Elle est remplacée par une caricature. Ce soir, je suis furieuse. Mon amour est mort. Ce soir, je suis bien seule (p. 150). On fait pourtant face ici à une opportunité, cruelle, virulente, fatale, pour l’autrice de réorganiser sa pensée, de reconfigurer sa vision et de s’installer dans une dynamique où finalement la place donnée à l’autre sera graduellement remplacée par la place que l’on se donne à soi, selon une logique autonome qui, implacablement, prendra corps. J’ai le choix des souvenirs que je me fabrique, de ce que j’ai aimé en lui et de ce que j’ai détesté. Et j’ai à jamais la possibilité de me rappeler de cette relation comme d’un grand amour. Qu’importe ce qui n’était pas parfait. Je n’en retiens que ce qui me plaît. De toute façon, nous créons notre réalité et celle de nos souvenirs. J’avais besoin d’écrire, de danser et d’aimer… et comme Charles passait là… par hasard ou peut-être pas… (p. 159). L’homme qu’on quitte, c’est l’homme d’un temps et c’est aussi ce temps qu’on quitte. L’homme que la vie nous force à abandonner, à cause de la douleur et du déclin dû à l’agonie, va se trouver graduellement remplacé, en nous, en notre être, par le souvenir qu’on décide d’en instaurer et ce, tant dans la joie que dans la peine.  C’est ce que je garderai en souvenir. Un homme qui dansait pour se libérer des ténèbres (p. 143). Et c’est l’ensemble des luttes, des conflits et des difficultés d’ajustement qui se rappellent à nous, dans cette vaste aventure de réécriture des rapports à l’autre. Quand on a trop soif, l’amour peut nous tuer. Familles disloquées, projets avortés, coups du sort assénés par des femmes incapables d’aimer plus fort que leurs blessures (p. 17). Bousculé ainsi d’avoir vécu, voici que les choses se précipitent et que Charles est aussi bousculé, du simple fait de devoir mourir. C’est que s’installe maintenant l’intensité de la problématique constante des délais. En combien de temps, les choses vont-elles se boucler? Combien de capsules d’énergie temporelle devra-t-on encore engager? Comment faire pour marcher chacune des dalles, pour descendre chacune des marches du torve escalier du déclin vers le décès et vers le deuil. On ne veut pas que cet emploi du temps change, on veut qu’il reste stable, prévisible, adéquatement annoncé, configurable. Or, ce qui avait été dit initialement vaut-il toujours? Ou alors se laisse-t-on suavement surprendre par la contrariété que nous suscite le fait que, contre toutes attentes, la mort se met à temporiser. Le médecin a parlé de quelques mois encore. Trois peut-être. Ça me paraît beaucoup de jours à ne vivre qu’en fonction de Charles. Je dois absolument me débarrasser de cette impression. Si je n’y trouve plus aucun plaisir, j’ignore quel sera ma décision. Je sais qu’elle sera difficile à prendre (p. 139). Osera-t-on tout dire? Ah mais meurt donc, maudit verrat, c’est moi que tu tues, de te trainer en crépuscule, comme ça.

On l’a dit, en ouverture: aujourd’hui on va pas se mentir. Côtoyer le conjoint agonisant c’est aussi faire face aux stigmates d’aliénation que cela fait puruler en soi-même. Au premier chef se manifestent les sempiternelles culpabilités anciennes, corrélées par agglutination au drame de la mort, y compris dans la dimension fortuite de ce dernier. Du même coup, se réveille cette vieille croyance d’avoir été responsable de la crise cardiaque de mon grand-père. Bien que je sache que c’est folie de croire pareille chose, la blessure s’ouvre et me fait encore souffrir (p. 175). Mais, plus profondément, ce qui s’installe, c’est la conscience douloureuse du fait qu’on ne peut rien, qu’on ne peut pas empêcher la fatalité qui s’impose et que d’avoir cru être la démiurge des forces qui nous dominent amène tout simplement à faire entrer l’humilité par toutes les portes du fort. Car c’est une illusion que de croire sauver les autres. Un remède à l’angoisse de ne servir à rien. La seule aide que je puisse apporter, c’est regarder l’autre avec confiance et l’aimer selon les élans de mon cœur. Sans me poser trop de questions (p. 63). Oh, si cette conscience est si douloureuse, c’est bien que les angoisses fondamentales qui touchent le caractère objectif et intensif de l’existence globale reculent, assez vite et assez mesquinement, devant les petites remises en question, plus chenues, plus serrées, plus ternes du rapport subjectif et intersubjectif entre les êtres ordinaires. Les culpabilités qui s’installent alors, en une dimension douloureusement autocritique, ne sont pas bien rigolotes à contempler. Encore plus profondément est enfouie une autre culpabilité. Celle d’avoir été dominée, d’avoir cédé devant tes colères et d’avoir enduré tes sarcasmes à peine voilés sur ma conception du monde et de la vie. J’en ressens une honte que j’ai peine à nommer. C’est pourtant cette dévalorisation qui m’a poussée à me définir et qui m’a obligée à m’affirmer. Dans cette confrontation, j’ai trouvé la force de m’exprimer et de manifester ma différence. Ce qui semblait me condamner à m’écraser a fini par me donner confiance. Je me suis choisie (p. 237). Et c’est au tour de la continuité de la vie, de la dimension de réflexion aigre du bilan critique, de déployer la crise du rapport de couple aux vues d’une sensibilité féminine contemporaine. Reste alors le fatras des obligations journalières et crépusculaires qui, de par la mort et de par l’agonie, se désossent, se décarcassent, se démolissent. Autrefois, on se mariait obligée si on se retrouvait enceinte avant le mariage. Eh bien, je ne veux pas vivre obligée pour répondre aux normes, aux attentes, aux besoins des autres. Et je ne veux plus me sentir coupable (p. 48). Et toc. Toute la virulence critique à l’égard du conjoint même s’installe désormais. Elle est non-coupable. Et les différences de vision du monde jaillissent. Ayant déterminé le cercles des tensions, du simple fait de mourir, le couple subvertit ses conventions. JE deviens veuve. Il faut que JE s’en accommode. Et, après tout, eh bien, je serai débarrassée de cette partie de lui qui s’imposait à moi. D’une façon qui, bon, n’était pas toujours plaisante, vu qu’elle procédait du débat de fond, de la guerre ouverte des idées. Il m’a toujours trouvée naïve avec mes médecines vibratoires et ma foi dans les forces de guérison, surtout les invisibles, celles qu’on n’a pas encore mesurées. Je n’osais même pas en parler de peur d’être raillée (p. 128). Évidemment, notre autrice oscille et se balance dans les différents stigmates douloureux que lui suscitent ce terrible affranchissement semi-involontaire. Après tout, elle est tellement nourrie par le besoin que les autres puissent avoir d’elle… que la disparition de l’autre l’amène quand même à se demander si ce n’est pas, carrément, sa propre fonction d’existence, qui disparaît avec l’autre, et de par l’autre. Quelle relation puis-je avoir avec les autres s’ils n’ont pas besoin de moi? Quand je n’ai rien à apporter que moi-même? Encore une fois, pour apprendre à aimer, je dois repartir à zéro (p. 33). Et repartir à zéro, devant le mur livide séparant ici la vie de la mort, c’est fatalement prendre à bras le corps la problématique fondamentale de l’être.

On en vient, crucialement, à rejoindre les questionnements métaphysiques que la douleur cuisante et décapante du deuil active ou réactive en soi. Qu’en est-il, notamment, du surnaturel et de notre rapport à ce dernier?  Charles est maintenant mort et, pourtant, il ne disparaît pas si facilement que ça. Je conserve un doute. Pourtant, je sens ta présence, ténue, il est vrai, lointaine, mais réconfortante. Qu’en dirait un psy? Étapes du deuil. Déni. Communication avec l’au-delà. Ou mystères de l’amour et de la mort? Peu importe. Chacun sa vie, chacun sa mort, chacun son histoire (p. 179). La mort de l’autre, de surcroit, cela nous force inexorablement à penser à notre propre mort, à s’y préparer, à s’y apprêter, à vivre la crise permanente de cette glauque rencontre à venir. Et on en vient à se demander si on ne cherchera pas un petit peu à tricher cette ultime joute. J’ai beau imaginer ce moment depuis fort longtemps, je suis loin d’être certaine que je saurai laisser venir la mort sans offrir de résistance. L’instinct de survie est si puissant. Ce sera plus facile quand je n’aurai plus rien à dire, que je me connaîtrai de fond en comble et qu’il sera temps de passer à un autre mystère. À vrai dire, je n’en sais rien du tout (p. 148). D’autre part, si ces choses étaient déterminées, s’il y avait quelque chose de supérieur qui nous dépasse, peut-être que cela nous permettrait de pouvoir suggérer un cadre de compréhension pour tout ce fourbi terrifiant. Et, justement, ne fusse que pour calmer un peu la révolte de notre entendement face à cette situation illusoirement sécurisante, on aime parfois à se dire qu’il y a quelque chose d’organisé, quelque chose qui nous autorise un peu de nous réclamer d’une signification fondamentale. Existe-t-il un Plan? Ou les choses se déroulent elles au hasard? Si tout est écrit, qu’en est-il de notre liberté? Quel est l’auteur qui aurait prévu tous les dénouements? Abritons-nous chacun un réalisateur qui veut mener son œuvre à terme? Ou alors, existe-t-il une version sublime de nous-mêmes à laquelle nous nous comparons quand les circonstances nous y forcent? Y parvenons-nous ou, en tant que création inachevée, errons-nous sans percevoir les indices semés sur notre chemin? (p. 70). Incontestablement, on entre en cosmologie. On s’oriente inévitablement vers les choses supérieures et, depuis cette chaise étroite sur les abords d’un lit d’hôpital, on cogite. Et, au fond, comment le rejoindre autrement, ce terrible cosmos? C’est un peu comme lorsque je regarde les nuages jusqu’à réaliser que je suis sur une planète qui tourne dans l’espace. Mourir, c’est se libérer de limites. Je tente d’abolir les miennes, de m’alléger des contraintes matérielles pour accéder à cette liberté sans frontière. Tu m’en donnes le goût (p. 201). Et, après la Cosmologie, voici qu’entre en ligne de compte l’implacable Sociologie. Non seulement nous baignons dans un univers matériel qui nous submerge, nous enveloppe, et face auquel on ne peut que se questionner à propos des provignements qu’il a peut-être… mais nous sommes aussi cernés dans un dispositif collectif intersubjectif. Il en est indubitablement porteur, lui, de cette signification au brasier de laquelle on tient tellement à se réchauffer. Cette flamme qu’on partage avec d’autres. La vie est-elle communication? Serait-elle amour? Humanitude sans doute (p. 74). Cosmos et Société, faut-il obligatoirement mourir ou voir mourir pour un peu se décider à vous appréhender? Bon, on parle beaucoup du monde réel, de la réalité objective, du fait que tout s’impose à nous comme si cela venait de l’Extérieur, de Creux et de Loin. Et si, au fond, cela venait de l’Intérieur? Même la douleur. Même la mort. Même sa compagne de route terrible, la lente maladie… Mais n’importe quelle maladie répond à notre subconscient. De mon point de vue, la cause première n’est jamais physique. Ce qui m’intéresse, c’est de retracer le déclencheur psychologique (p. 157). Et, entre monde cosmologique, monde sociologique, réalité intime de la psychologie intérieure, on en revient de toute façon au centre du cercle, celui d’où émane tout le tout du tout de la réflexion et du tout du discours. Ego. Revenons à cette fameuse question. Qui suis-je? Que répondre qui ne soit des faits ou des actes? Je suis de l’amour qui cherche à aimer. Je suis un élan qui tente de s’envoler. Je suis une danse sans but. Sans raison. Sans limite. Je suis la vie incarnée par défi, par jeu, par curiosité. Je suis. Et je suppose que c’est suffisant (p. 41). Suffisant, on sait pas. Nécessaire, en tout cas.

Entre les étapes du cheminement du deuil dans leur dimension ordinaire, puis la crise maritale qu’elles révèlent, puis l’extase métaphysique problématique et contrastée qu’elles imposent, on finit par accéder à la radicalité d’affranchissement que toute cette lancinance instaure. Et alors… est-ce que c’est qu’on se rassérène ou est-ce que c’est qu’on abandonne? Je ne sais plus très bien faire la différence entre démission et lâcher prise (p. 27). Il n’y a rien à redire. Un deuil au soir de la vie, c’est fatalement un bilan de vie. Et cela oblige à se demander si on devrait pas, nous autres aussi, le refermer, le grand livre de cette susdite saudite vie. Et ça, c’est toujours quelque chose qui se joue avec une très nerveuse ambivalence impressionniste. J’ai parfois l’impression d’avoir assez vécu. Que le reste de mes jours est un cadeau à savourer. J’ai fini par admettre qu’il n’y a rien à faire. Je n’ai qu’à être au présent. Je laisse en héritage, à mes enfants et les leurs, les monstres de mon passé, un à un apprivoisés et les blessures guéries et pardonnées. Ils pourront ne garder en mémoire que l’amour et le courage des générations qui les ont précédés. Car cela seul existe, en dehors des illusions (p. 162). Par bonds, les choses cessent d’exister autour de nous et l’on se voit dans l’obligation de se dire que c’est un monde en métamorphose qui, graduellement, nous entoure et qu’il est de moins en moins méritoire de chercher à s’y agripper. C’est notre propre existence qui s’étiole. Et cela nous insensibilise vachement, quelque part. D’ailleurs, je ne souffrirai que si je désire des choses qui n’existent plus (p. 189). Bon évidemment, bien sûr, il y a la pérennité, il y a le rapport à l’écriture, il y a le fait de laisser des traces scripturales de l’expression de nos émotions et de nos savoirs. Quelques notes nous survivront à peine le temps de notre mémoire et broderont sur nos cils les perles de nos souvenirs attendris et infidèles (fragment d’un poème, p. 68). Sauf que, qu’en est-il vraiment de toute cette dynamique? Elle aussi, elle ne peut revêtir qu’une dimension incroyablement éphémère, fallacieuse, douteuse, illusoire, transitoire. Et le fait est, finalement, au bout du compte, qu’après le tourment coupable de l’autrice, après le destin tragique de Charles, après les tours insondables du moyeu de la roue de cette vie qui continue, que reste-t-il d’autre que d’aspirer à être soi et à enfin respirer l’air, le bon air simple qui remplit nos poumons et nous ramène à cette vieille notion fripée, esquintée, historicisée. Celle du bonheur. Être heureuse, parce que je m’en octroie le droit. Être confiante, parce que c’est mon choix physique, psychologique, spirituel, politique. Même s’il est insensé. C’est mon pari pour le sens de ma quête. Être satisfaite, parce que tout est un cadeau, une grâce accordée. Je ne ferai plus taire l’enfant que je suis restée, qui réclame sans cesse de grandes aventures. Aucun moment n’est anodin et il peut m’entraîner dans les plus folles enquêtes. C’est le même fruit qu’hier, à goûter, là, encore dégoulinant de saveur. J’entends ceux qui se plaignent, mais je leur donnerai ce goût de liberté à vivre sans hésitation. Car il n’y a plus une seconde à perdre, avant de partir en voyage. Pas un seul doute à considérer, avant de déclarer que je suis exaucé (p. 54). Vivons, oh oui, vivons. Ça ne vient quand même pas de se terminer pour tout le monde…

On dispose donc maintenant, émanant de cette autrice, des opus suivant (au moins). Un ouvrage portant sur sa crise personnelle (Les démons de la sorcière, 2012), un ouvrage portant sur l’agonie de sa mère (Comme deux cerfs-volants, 2014), un ouvrage portant sur l’accompagnement d’une patiente psychiatrisée (Folle à délier, 2017), et maintenant un ouvrage portant sur les étapes journalières la menant vers le deuil de son conjoint. Alors, après quatre puissants ouvrages de ce type, Anna Louise Fontaine va, je pense, devoir faire un petit peu une sorte de bilan. Elle pourrait, mettons… se dire qu’elle pourrait possiblement maintenant envisager de varier les thématiques. Nous sommes, en effet, ici dans un monde de fixations, de scotomes, de hantises. Dans Comme deux cerfs-volants, l’autrice encadre… donc… l’agonie de sa vieille mère. Et maintenant, la voici qui encadre l’agonie de son conjoint Charles. L’analogie patente entre ces deux thèmes lui est-elle venue à l’esprit? Euh… je pense que… euh… oui. Lisons. Je reconnais chez Charles, dans ses yeux, dans ses paroles, ce que je voyais chez ma mère à mesure qu’elle s’éloignait de nous. Comme s’il cherchait à suivre ses propres pensées (p. 113). Au temps de sa maladie, ma mère m’a avoué que son plus grand bonheur aurait été que je reste sans cesse à ses côtés. Je devine que Charles veut la même chose (p. 137). Comme pour ma mère, je pense que ce moment n’arrivera jamais pour vrai. La force de mon amour n’y peut rien (p. 143). Je ne veux pas me mentir. Il y a bien quelque chose qui me relie à Charles, mais quoi au juste? La même chose qui m’a gardé près de ma mère confuse pendant trois ans. Ce goût de lui faire sentir qu’elle n’était pas abandonnée, qu’elle n’était pas seule? Comme elle, Charles ne voudrait jamais que je le laisse seul. Jour et nuit, il me voudrait à ses côtés (p. 153). On en vient à comprendre que, quelque part, Anna Louise Fontaine, fait la même chose… qui est, comme elle nous le signale en toute sincérité, de trimer à aider les autres pour se définir elle-même. Aussi, corollairement, comme fatalement, elle écrit, plus ou moins, toujours le même livre. Il serait peut-être temps qu’elle se dise que les pages, nombreuses, de cette série de douleurs récurrentes, sont maintenant tournées. Il est bel et bien encapsulé dans la camera obscura, désormais, ce scotome si douloureux pour l’œil et pour l’émotion. C’est rédigé, c’est plié, c’est broché et on pourrait peut-être sérieusement envisager de traiter d’autres thèmes ou, pour dire la chose plus prosaïquement, de passer à autres choses. Mais… mais… mais… Mais ce n’est pas ainsi que ça se passe. Il ne suffit pas de cacher une douleur pour qu’elle disparaisse (p. 12). En matière d’écriture, très souvent effetivement, l’obsession fonde l’action. Et pourtant, il y a une écrivaine remarquable dans cette autrice et on sent qu’elle a encore des choses à nous dire, distinctes de celles qui se sont manifestées dans la séquence de ses quatre derniers ouvrages. Elle est ainsi, par exemple, très juste et très fine dans l’évocation de l’enfance. Peut-être qu’un jour elle se décidera à nous amener rejouer avec elle au ballon chasseur, sous le soleil tranquille des Trente Glorieuses. Et sa première quadrilogie sera alors à percevoir un peu comme un lot d’ouvrages introductoires. Une sorte de mise en forme, crevant des abcès, et amenant vers une écriture justement plus heureuse, déjà si densément latente entre les lignes des stries du deuil présent. Comme à la fin des vacances, lorsque je devais quitter ma cousine adorée. Je retournais à l’école que je voyais comme une prison où purger ma peine jusqu’au prochain été de rire et de liberté. Oh, bien sûr, j’avais quelques amies et du plaisir à jouer au ballon chasseur à la récréation. Mais j’avais laissé le paradis derrière moi. Je suppose que mon deuil ressemblera à la rentrée de septembre. Je reprendrai mes activités, mais il manquera ce qui donne du pétillant au vin et du sourire aux yeux (p. 132). Bien dit, je seconde. Mais aussi… je nuance.

Suggestion respectueuse d’un lecteur assidu et ami de tout le corpus. Il faut en venir à se dire, bon, finalement, il y a la musique et toutes ces chansons. De si jolies choses à jouer, à chanter. Bon, finalement, il y a la gastronomie. De si bonnes choses à déguster. Et toutes ces choses ne sont jamais que de merveilleux fruits et de merveilleuses rhapsodies, sans plus. Ils nous attendent. Avouons-le. Moi, je reste. Et après tout, la vie charnue, savoureuse et harmonique, eh bien elle reste avec moi… Pourquoi ne pas désormais en profiter? Y compris en continuant de si voluptueusement nager dans des torrents d’encre.

Anna Louise Fontaine (2021), Moi, je reste — Histoire d’un deuil, Éditions Le Baladin, 263 p.

LA VIEILLE ET LE LOUP — HISTOIRES À RESTER DEBOUT. RÉFLEXIONS ET POÉSIES (Anna Louise Fontaine)

Posted by Ysengrimus sur 7 août 2024

Si je dois faire quelque chose, ce sera de remercier
(p. 11).

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Anna Louise Fontaine, poétesse établie, prosatrice exploratoire, philosophe tendancielle, en est ici aux rebords de la réflexion terminale sur sa vie et sur nos existences. Et cette réflexion, elle se formule, en poésie et en prose, en tout cas dans l’écriture. J’écris, j’écris encore. Tout ce qui coule de mes yeux quand je tords mon cœur. Pour qu’il exprime tout ce qui l’a meurtri, tout le silence que je lui ai imposé (p. 51). Pour le coup, on découvre un ouvrage pensant, qui s’aligne avec plusieurs autres ouvrages de la même autrice, ayant produit une réflexion critique sur la question du rapport à la fin, à la finalité globale de l’être, mais aussi à la fin, comme déclin privé, comme disparition empirique, comme déchéance personnelle. Graduellement, c’est la quête de sens qui s’entortille, très intimement, avec les florilèges usuels de la sémantique verbale. Avec les mots, je cherche un sens à ma vie, une raison de continuer sur ce chemin dont je ne sais même pas où il va (p. 51). Il s’agit donc de parler pour penser, de formuler pour voir, de décrire pour synthétiser. On va se retrouver, cul par-dessus tête mais tranquille aussi, dans une situation où, à l’heure des synthèses, on ne doit pas et on ne peut pas s’installer dans une dynamique d’abandon de soi, sans conscience. Il émerge ici un intense souci de se dire pour se comprendre. Car en réalité, la question qui se pose, c’est… encore une fois… celle visant à capter la nature secrète des grandes courbes. Qui suis-je? Où vais-je? Mais surtout, est-ce que la définition que je me donne de moi-même correspond à ce que fut ma trajectoire réelle? Et, dans ce genre de réflexion, il y a toujours, incontournablement, des moments douloureux, des instants qui pincent, des versets qui coincent. Et on comprend bien que la réflexion ne pourra pas s’émettre complètement en solitaire. La Vieille Penseuse devra être accompagnée par quelque chose comme un reflet de tous les autres êtres. D’où l’apparition de la figure allégorique du Loup et d’un certain nombre d’autres figures animalières plus furtives, sur lesquelles nous reviendrons ici, en point d’orgue. La soif de se comprendre soi est une priorité cardinale. Un des guides spirituels de l’autrice, Bouddha, avait dit: la pire des souillures, c’est l’illusion. Et c’est cette souillure que la réflexion rassérénée entend fermement laver à grande eau. Il ne s’agit pas, par contre, d’un de ces exercices autocritiques excessifs, qui serait cuisant, délétère, javélisant et décapant, On pose plutôt ici une sorte de regard apaisé qui dit juste: attention. Je suis ce que je suis. Je sais que je ne sais pas tout. Et je sais qu’une des priorités des savoirs est de savoir qu’il traine encore des éléments qu’on n’a pas pu savoir.

Combinant poésie et prose, folie et sagesse, anticipation et mémoire, l’ouvrage devra inévitablement aborder une des questions implacables de la finalité et de la définition humaine de l’être. C’est celle de la question de l’amour. A-t-on aimé? A-t-on su aimer? Puis, aussi, a-t-on vraiment su approcher l’amour selon une dynamique procédant d’une saine et relative adéquation? Puis de cela aussi, je doute. Ai-je déjà vraiment aimé? Probablement chaque fois, autant que possible. Avec ce doute toujours. Et cette insidieuse question. Qu’est-ce que l’amour? (p. 64)… Oh, oh, ici, la Vieille, inspirée par le Loup, nous fait bien sentir qu’il y a eu des tiraillements. Un conjoint l’a accompagné pendant un certain nombre d’années. Puis il est mort avant elle. Et ce conjoint a soulevé, tant par sa présence que par sa disparition, des problèmes spécifiques. Il y a tellement de gens qui, sur le court ou le long terme, transmutent perfidement l’amour, le déguisent en un jeu. J’en ai voulu à tous ceux qui se sont prêtés à ce jeu. J’en veux à cet amoureux qui a voulu que sa seule volonté régisse ma vie. Je m’en veux de m’être pliée à cette tyrannie. Tout ça pour quelques orgasmes, pâles ersatz du monde auquel j’avais accès quand je pouvais voler (p. 65). Ainsi, la présence du conjoint, tyrannique et lutineur, représenta toujours comme un poids, une dynamique de difficulté, une certaine densité de contrariété. Corollairement, la disparition dudit conjoint a été associée à une particulière sensation de fraiche liberté, d’évaporation des tensions, de manifestation des tendances à s’ouvrir vers autres choses. Insidieusement, puis de plus en plus ouvertement, la dynamique de l’amour… conjugal (osons le mot)… se trouve altérée, puis reproblématisé, de par la situation de fatale survie de la Vieille. Aimer devient avoir aimé, dans tous les sens, toutes les nuances et toutes les rondeurs du terme. Et, de fait, c’est la totalité du sentiment amoureux, à tout le moins dans l’enceinte hétérosexuelle telle qu’on la définit traditionnellement, qui se trouve mise à la question. Le tout n’échappe pas à la nécessité d’une finesse critique délicate, bien sûr, respectueuse, soucieuse de tenir compte de ce que furent les raccords d’émotivité, pieusement thésaurisés. Pas de concession, cependant. Veillons à tenir compte de l’excellence de la vision qui s’impose lorsque, dans le bonheur comme dans le malheur, l’esprit devient libre.

La réflexion qui se met en place est associée à une indubitable propension libératrice issue du temps qui passe, ce dernier se déroulant à la fois sans fin et sans pause. Dans mon histoire, il n’y a pas de fin ni de pause prévue pour hésiter entre tous les chemins ouverts par mon désir. Ne subsistent ni ogres ni terribles dragons. Seuls quelques frissons rétrospectifs (p. 85). Le temps qui passe n’est pas révolutionnaire. Il est plutôt évolutionnaire. Mais il amène à prendre conscience d’un nouveau lot de priorités. Les priorités angoissées, stressées, effarouchées de la Jeunesse et de la Féminité d’une époque ne sont pas nécessairement aussi adéquates que ce que la durabilité de la vie en arrive à corroborer. Tant et si bien qu’on finit par ne pas tout dire, par savoir se taire par petits paquets, par taches sciemment aveugles. Je n’ai rien à dire qui ne soit mensonge par omission car j’ai tu toutes mes peurs jusqu’à ce qu’elles me déchirent (p. 41, fragment d’un poème). On fait face ici, dans le cheminement de la réflexion de la Vieille face au Loup à une dynamique de disparition des peurs. Les grandes peurs d’autrefois, les mirifiques terreurs, les sentiments exacerbés du devoir, les manifestations de volontés transcendantes mal corroborées… en viennent à s’effilocher, à se fendiller, à perdre de leur force. La petite enfant durillonne des temps où rien n’effarouchait encore refait alors subtilement surface. Je retrouve mes rêves d’enfant et la confiance qu’ils vont se réaliser. Les rêves qui m’habitaient avant que la peur ne s’installe, avant de me croire seule. Avant que je partage cette grande illusion. Nous ne sommes pas seuls, mais tous reliés (p. 36). Installation d’une conscience de tranquillité collective qui, elle, ne cherche plus à compenser les petites frayeurs-insectes qui avaient été celles d’autrefois. C’est comme si la Vieille, au contact du Loup, cesse d’être un animalcule et devient pleinement un animal. Sans vraiment cesser d’être une petite figure effarouchée, elle devient une entité stabilisée. Et, de la disparition des peurs, on tire, comme au beau risque de la plus profonde des fatalités, une amplification et une tranquillisation de la conscience.

Le fait d’avoir intellectuellement renoué avec une particularité cruciale de la verte jeunesse… l’absence des peurs… installe une situation où il s’avère finalement de plus en plus acceptable, et recevable même, d’en venir à vieillir. J’accepte même de vieillir parce que je me détache du passé à mesure qu’il n’est plus. S’il faut vieillir et voir venir la mort pour accéder à ce détachement, qu’il en soit ainsi! Ce n’est pas trop cher payer. Mais même si ma vie devait se terminer demain, j’aurais connu un moment hors du temps, un moment de liberté totale. Peut-être est-ce là le but final, la Coupe du Graal, le sens de la vie. Renoncer à la vie pour la connaître enfin, voilà ce que j’ai écrit dans un poème. Dans un merveilleux instant de lucidité, sans plus de mirages, les deux pieds dans la rosée de l’oasis (p. 72). On a dit beaucoup… et il y a certainement un fond de vérité dans cela… que le vieillard retourne en enfance et que c’est quelque part la boucle de la spirale conclusive qui tourne, qui gire, qui rebrousse et qui accepte. Aujourd’hui, après m’être rappelé combien j’ai célébré chacun des âges de mon existence, je veux vivre tout aussi intensément chacun des instants de mon avancée dans la vie. Chanter la vieillesse, comme j’ai chanté mes amours et ma liberté. Car elle est aventure. Car elle est là, à ma porte. Car c’est ma vie. C’est mon présent. Mon énigme du jour. Le chemin de ma quête (p. 43). Rencontre des libertés, des instantanéismes et de la résorption des peurs. Sagesse. Sérénité. Philosophie. Accepter de vieillir, c’est évidemment directement se corréler à la fin des peurs. Et aussi, au fait de faire face à la grande fatalité terminale qui nous attend tous.

La vie… vie physique et vie sociale… ainsi que le flux de l’existence et la fatale et irréparable progression vers la finalité, tout cela ne change rien à la radicale exigence d’une relativisation de l’idéal. Je vois comment mon idéal me gardait loin de moi. Parce qu’il était tissé des attentes des autres et de l’idée que je me faisais de la perfection (p. 86). Vivre, finir de vivre, finir par vivre, cela n’altère pas la priorité intellectuelle. La priorité de penser, c’est celle qui est le primat central de l’avancée de tout cet ouvrage. Car de quoi s’agit-il ici? Au bout du compte, que cherche-t-on à dégager, à manifester, à exprimer? Il s’agit, fondamentalement et principalement, du fait de produire un point d’orgue critique, de dire, de formuler, de nommer ce qui cloche. J’ai entrepris de nommer toutes mes croyances devenues inutiles. Car elles se sont, à la longue, incrustées dans mon corps, créant malaises et maladies. La croyance la plus tenace, c’est que je suis séparée du Tout. C’est sans doute celle qu’on a nommée faute originelle. Je peux m’en charger ou non. C’est là le libre-arbitre. La liberté (p. 44). Il s’agit de bien prendre la mesure du fait que le petit idéal individuel, corné aux coins, plissé au centre, ne disparaît pas pour autant, et qu’il continue de se perpétuer à travers des altérations qui, plutôt que de le bousculer et de le contrarier, l’enrichissent, le densifient et, surtout, le rapprochent du Tout, son contraire dialectique. Le regard critique, qui est une exigence de la pensée, une fidélité principielle envers l’esprit, sera celui qui primera. Et cela suscitera le texte. Le verbe. Y compris dans sa dimension de problématique ouverte.

Ce dont il s’agit, quand on arrive au bout du compte, c’est de s’assumer et ce, ouvertement. Aujourd’hui, j’amène au grand jour tout ce que j’avais caché. Je m’avance avec ma gourmandise, ma curiosité, mon goût pour le plaisir. Je dénonce moi-même ma peur, j’étale ma honte, j’explose de colère. Et retrouve la petite fille qui s’est crue méchante. Je la console et lui assure que je l’aime telle quelle. Et que, jusqu’à la fin, nous marcherons main dans la main (p. 95). C’est cette petite fille retrouvée qui, finalement, est l’œuvre finale. Et le travail parachevé, la Magna Opera, c’est celle finalement qui consiste à s’assumer ainsi, tout fraichement, tout simplement. Car en cherchant à s’assumer, on s’explore, on se touille, on se dégage, on se fait émerger. On n’y arrive pas toujours, mais, en saine dialectique, c’est aussi en renonçant à s’assumer que les choses se mettent vraiment en place et qu’une problématique, qui initialement était si tendue et tellement susceptible de se fracturer, tend à introduire des altérations définitives, radicales et douloureuses. Et c’est alors seulement que le tout en vient graduellement à s’atténuer, à se pacifier. Moins se chercher. Plus se trouver. Tout en faisant disparaître/apparaitre tout ce qui avait été dissimulé, enterré, nié, caché. Hommage au vrai du soi, qui se sait et se voit.

Hommage
J’ose un hommage à moi-même
pour l’infini mystère
qui m’habite et me fascine
pour toutes ces pensées
libérées des logiques
ces regards encore innocents
ces espoirs
qui me gardent debout
cet amour sans fond
qui me transporte d’un cœur à l’autre
curieuse
et douce à n’en plus finir.
(p. 91, fragment, disposition modifiée)

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Anna Louise Fontaine vit proche de la nature. Cela nous raccorde évidemment à un foisonnement animalier, tant empirique que fondamental. Ce bestiaire aux symboles est celui de tous les petits monstres ordinaires qui sont venus renifler à sa porte et à sa fenêtre, au fil de l’écriture de cet essai. Au premier chef le loup, crucialement. Puis la perdrix. Le renard. Le chevreuil. Puis, aux animaux réels s’ajoutent les animaux qui se sont manifestés mentalement. Au plan de la référence intertextuelle, l’ours. Au plan du rêve nocturne, le cheval… et encore le loup, derechef. Alors, se déploie devant nous, dans le chafouin et dans le grandiose, un porte-clefs de petits symboles, éventail scintillant et éloquent sur lequel je ferme discrètement la présente recension.

On dit de toi, le Loup, que tu es l’éclaireur et que tu enseignes le vrai savoir. Avec toi, je veux partir à la découverte du vaste monde et partager ce que j’aurai découvert en suivant les pistes de mon intuition et les élans de ma curiosité. (p. 9)

Les perdrix possèdent peu de couleurs mais d’infinies nuances. Chacune de leurs plumes est une œuvre d’art. Comme chacun des instants de ma vie se pare de l’intériorité de la perdrix ou de l’extravagance du paon. En moi repose la paix et s’impatiente le désir de créer. (p. 15)

Un renard est passé devant ma fenêtre et s’en est allé sur la route. Ne cherchant plus à se camoufler. J’ai tant tardé à quitter mon château fort et à me délester de mon armure. J’espérais qu’on m’aime sans que j’aie à me dévoiler. Je cachais celle que je ne croyais pas aimable. (p. 23)

Ce matin, un chevreuil s’est arrêté devant ma porte. Il m’a semblé qu’il voulait me livrer un message. Un message d’amour inconditionnel. C’est ce que je voyais dans ses grands yeux doux. (p. 29)

Je revois ce film où des hommes sont confrontés à un ours immense comme à leurs peurs les plus anciennes. L’animal les poursuit et finira par les tuer tous, sauf celui qui reste convaincu que ce qui est à la portée d’un homme est à la portée de tous. Si certains ont réussi, nous le pouvons aussi. (p. 38)

Cette nuit, dans mon rêve, c’est le cheval qui me ramène à la mémoire que je suis reliée. À l’esprit de la terre. À l’esprit du ciel. Et la déesse-cheval me guide à travers les cycles de la vie. Pour accueillir la vieillesse et la mort. La vieillesse comme une aventure et la mort comme une expérience. (p. 53)

Ce matin, le loup, tu es revenu dans mes rêves. Pour une fois, tu t’es laissé voir. Tu te tenais, gigantesque comme un ours dressé dans la porte moustiquaire. Tu ne parlais pas ni ne bougeais. Tu nous regardais, Danielle et moi. Tu attendais que je comprenne quelque chose. Puis tu es reparti sans le moindre bruit. Que voulais-tu me montrer? Quel regard à porter sur mon passé? Danielle, amie depuis plus de 40 ans, représente-t-elle l’amour qui demeure à la fin de mon histoire, ce qui subsiste après toutes les tempêtes. Au bout du compte, je peux n’être habitée que de ces beaux moments où mon cœur était comblé. Laisser aller tout le reste. (p. 96)

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Anna Louise Fontaine (2023),La vieille et le loup — Histoires à rester debout. Réflexions et poésies, Éditions Complicités, Paris, 100 p.